Extrait du journal " La Montagne "
du 21 Janvier 1992 ( fourni par Philippe Bogacz )
Eva
: l'Ukraine, 60 ans après
Originaire de la région de Kiev, l'alerte nonagénaire, arrivée
en France en 1929 ( d'abord dans l'allier, puis en Creuse ), a pu revoir sa
soeur et sa terre natale...
Eva
(avec des lunettes) retrouve sa soeur plus de 60 ans après, photographiées
par Marie Malterre, la fille d'Eva
Retrouver
son après soixante ans et un an d'absence : c'est l'émouvante
aventure vécue par Eva Palyswit qui, à l'âge de 90 ans,
n'a pas hésité à faire un long et pénible voyage
pour revoir les siens en Ukraine.
A quelques kilomètres de son village natal, raconte Marie ( Maroussia
)sa fille qui l'accompagnait, nous sommes arrivées à un carrefour
et ma mère a dit tout naturellement à notre conducteur : là,
vous tournerez à droite, nous sommes bientôt à la maison...
Fabuleuses ressources de la mémoire... Hélas ! " La maison
" n'existait plus et avait fait place à une nouvelle cité.
Mais Eva eut assez de perspicacité pour reconnaître l'endroit
et obtint de l'actuel propriétaire de ramasser un peu de terre du jardin
afin de la rapporter en France dans le caveau familial.
Au-delà de ce geste touchant et symbolique, comment décrire
la bouleversante scène d'Eva et de sa soeur tombant dans les bras l'une
de l'autre ?
Tous
les membres de la famille nous attendait avec une rose à la main, explique
encore Marie, et lorsque maman et sa soeur ont voulu traverser le village
- 800 mètres environ - pour rejoindre le tertre surmonté d'une
croix où flottait le drapeau ukrainien, il leur a fallu partiquement
toute la journée. A chaque maison, les habitants les invitaient à
boire et à manger pour fêter les exceptionnelles retrouvailles...
Pour ma part, j'ai aussi beaucoup pensé à mon père qui
avait rêvé toute sa vie durant de voir son pays retrouver son
indépendance...
C'est en 1929, alors que l'Ukraine était sous domination polonaise
que la famille Palyswit ( ce nom signifie " brûle la terre "
) avait décidé de s'expatrier. A cette époque, la France
avait besoin de bras et les affiches, proposant du travail et des salaires
alléchants, fleurissaient dans tous les villages polonais.
Mes parents étaient paysans, souligne encore Marie - qui précise
que sa mère gardait le troupeau à cheval - et c'est avec l'idée
de faire fortune en quelques années en France et de revenir sur leur
terre natale, qu'ils sont partis... Ils n'avaient à ce moment qu'un
seul enfant, mon frère âgé d'un an. Ils sont arrivés
en avril 1929 à Noyant d'Allier.
Mon père a trouvé un emploi à la mine. Il ne connaissait
rien à ce métier. Au début, il avait très peur
de descendre au fond. Mais il acceptait pour pouvoir envoyer de l'argent en
Ukraine afin d'acheter des terres. Jusqu'à la Seconde Guerre, la correspondance
fonctionnait assez bien, mais à partir de 1943, après une ultime
lettre de mon grand-père envoyé de son village de Kanafosty,
plus rien...
Après la mort de Staline, les échanges de courrier ont pu reprendre,
même si les lettres étaient systématiquement ouvertes.
Entre-temps - en 1949 - la mine de Saint-Hilaire avait fermé et le
père de Marie, silicosé, devait recevoir des soins. Née
à Noyant, Marie avait fréquenté l'école communale
avant d'être élève de l'institution Sainte-Thérèse,
à Moulins, où déjà, dit-elle, je me battais pour
mon Ukraine.
C'est encore à Moulins qu'elle connut son mari, Michel Malterre qui,
en l'épousant, épousait aussi, son combat. L'année de
leur mariage (1956) correspondait avec l'arrivée à Noyant de
la colonie de Vietnamaiens qui furent très bien accueillis par la petite
communauté polonaise.
Ils sont très gentils, reprend Eva qui a conservé sa maison
à Noyant alors que sa fille suivait son mari à Felletin (Creuse)
où le couple s'est fixé depuis 35 ans, elle comme commerçante,
lui comme agent technique de l'école du bâtiment.
Depuis quelques années, Eva vit avec eux et entend beaucoup parler
de l'Ukraine puisque son gendre, d'abord au contact de son beau-père,
aujourd'hui disparu, puis en faisant ses propres recherches, est devenu un
spécialiste de l'histoire de ce pays.
Il a eu l'élégance de laisser partir sa belle-mère avec
son épouse là-bas alors qu'il en brûlait d'envie. Mais
si les retrouvailles fûrent un grand moment de bonheur, Eva fut hélas
! aussi confrontée à de terribles réalités qu'on
lui avait cachées jusqu'alors.
Ainsi a-t-elle appris qu'un de ses frères avait étét
torturé et abattu avec plusieurs autres jeunes ukrainiens en 1944,
dans une grange, à laquelle le NKVD a mis ensuite le feu.
Sa soeur (qui vit toujours) est allée le chercher clandestinement la
nuit et l'a entarré aussitôt avec l'aide de son père dans
un lieu gardé secret jusqu'en 1990.
Mon grand-père, ajoute Marie, était maire de son village. Il
a, lui aussi, été battu et torturé à l'âge
de 80 ans. Il est décédé peu après. Son beau-père
a fait plusieurs années de prison et mes deux cousines ont subi 8 et
10 ans de camp en Sibérie et, aujourd'hui encore, elles ne savent toujours
pas pour quel motif !...
Propos recueillis par J.C.Delaygues
/ Photos J.L.Gorge